«Ankosé» —
Tout est relié, la nouvelle raison d’être du MBAC
C’est toute la révolution diversitaire dans un questionnaire. Et c’est extraordinaire sur l’imaginaire de notre ère.
La note adressée à tous les employés du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) le 14 avril 2022, signée par Angela J. Cassie, à l’époque vice-présidente à la transformation stratégique et à l’inclusion, demandait de remplir un « sondage sur l’équité » au travail alors qu’achevaient les mesures sanitaires de la pandémie. La lettre expliquait que « les stéréotypes et les biais associés au genre, à la race, au handicap et à l’âge » peuvent engendrer « des avantages pour certains et des désavantages pour d’autres ».
Le Devoir a obtenu un exemplaire du questionnaire (en anglais) avec un petit millier de pages largement caviardées dans le cadre d’une demande d’accès à l’information sur la crise récente de l’établissement. La première question demande d’identifier son genre : homme, femme, bispirituel, non binaire, non conforme, fluide ou autre. La deuxième porte sur l’identité sexuelle de l’employé : hétérosexuel, gai ou lesbienne, bisexuel, pansexuel, asexuel, queer, bispirituel, non spécifié, et on en passe.
Le bout suivant permet d’indiquer la religion de l’employé. Un autre encore concerne sa communauté raciale ou ethnique d’appartenance avec pas moins 18 choix de cases, dont trois catégories asiatiques ; trois pour les Noirs (Africain, Caribéens, Canadien) ; et deux divisions blanches (Europe ou Canada et États-Unis). Le mot d’introduction de Mme Cassie précise que certaines questions ont été empruntées à QuakeLab, firme-conseil sur les questions d’équité et de justice « basée à Ottawa, appartenant à des Noirs ».
La démarche légitime cherchant à comprendre qui a été affecté par les confinements et comment continuer le (télé) travail n’en demeure pas moins révélatrice du virage JEDI (justice, équité, diversité et inclusion) qui s’impose maintenant partout dans ce musée comme dans tant d’autres établissements et institutions culturelles du pays décrit comme postnational par son premier ministre. La mutation en marche laisse ses traces transformatrices partout, dans les rapports woke aux employés woke comme dans la présentation des oeuvres.
« Les musées n’ont pas le choix de changer par ce que la société change », résume Yves Bergeron, professeur de muséologie de l’UQAM. Il explique que pour cette raison, en Europe, où le secteur est un des plus structurés du monde, les musées doivent produire périodiquement un nouveau programme scientifique et culturel pour décrire leurs responsabilités à l’égard de la société,
sur le plan des acquisitions ou de la programmation.
« Autrefois, ces responsabilités reposaient sur un projet culturel, explique le muséologue. Ce n’était même pas d’attirer des visiteurs. Les établissements devaient acquérir et conserver du patrimoine. C’est beaucoup plus que ça, aujourd’hui. Les musées doivent se préoccuper des changements climatiques, de la justice sociale, de la diversité des publics, des demandes de restitution des oeuvres, etc. »
Tout change Sasha Suda, nommée directrice du MBAC en 2019, a fait adopter son propre programme institutionnel, le Plan stratégique 2021-2026, premier du genre pour le plus grand musée canadien. Le plan pour transformer le musée propose de décoloniser et d’autochtoniser les collections, les expositions et les équipes professionnelles. Le nouveau mot d’ordre trilingue (algonquin, anglais et français) annonce : Ankosé -- Everything is connected — Tout est relié.
Tout peut très vite se déliter aussi. Mme Suda a embauché Mme Cassie, puis a démissionné en juin 2022 pour aller diriger le Musée d’art de Philadelphia, qui a triplé son salaire dépassant maintenant le million annuellement. Une quarantaine d’employés (sur environ 300) ont quitté leurs postes ou été renvoyés dans la foulée de la crise, y compris quatre piliers de la conservation et de la direction, dont le conservateur aux arts autochtones et la conservatrice en chef. Mme Cassie, qui assurait la direction par intérim, a démissionné à la mi-juin, au moment de la désignation de Jean-François Bélisle du Musée d’art de Joliette comme nouveau directeur du MBAC.
Avant l’entrevue au Devoir, le professeur Yves Bergeron a relu le Plan stratégique. Le spécialiste a été frappé par le fait que cette feuille de route pourrait s’appliquer à n’importe quel organisme ou secteur culturel au Canada,
une bibliothèque comme une maison de production audiovisuelle.
« C’est très généraliste, dit-il. En même temps, on lit le texte et on ne peut pas être contre sa vertu. On finit sa lecture en se demandant surtout si la mission des musées est encore culturelle. Il n’est pas question de culture dans ce document fondamental. »
Ce problème se généralise dans le secteur. M. Bergeron était au Japon pour la rencontre du Conseil international des musées (ICOM Kyoto 2019) qui a fait prendre le virage de la décolonisation urbi et orbi. « Il n’était plus question de collections ou de culture, mais essentiellement de justice sociale, d’équité, de changements climatiques, dit-il. Tout le monde était d’accord et ce n’était pas un plan pour un secteur censé conserver du patrimoine matériel et immatériel : c’était un plan de société. »
Les musées doivent se préoccuper des changements climatiques, de la justice sociale, de la diversité des publics,
des demandes de restitution des oeuvres, etc.
— Yves Bergeron
Tout doit changerLes musées d’histoire et de société ont pris le virage diversitaire il y a bien des années et souvent sans faire de remous. Le McCord Stewart de Montréal a complètement revu ses rapports avec les Premières Nations (y compris au conseil d’administration) et sa façon de présenter leur patrimoine. En plus, le marché de l’art a peu d’impact sur ces établissements tandis que les riches collectionneurs pèsent lourdement sur le musée d’art où ils déversent leurs collections et acquièrent du capital symbolique.
Le muséologue Michel V. Cheff travaillait comme directeur des projets spéciaux au tournant du siècle au Musée canadien de l’histoire quand cet établissement a réussi sa décolonisation et son autochtonisation partielles. « On a fait la salle des Premiers Peuples avec des représentants de toutes les nations partout au pays, avec d’immenses comités pour les écouter, dit-il. Ça fait partie du nouveau partage de l’autorité dans les musées. Jean-François Bélisle va faire face à ce défi au MBAC. »
Consulter exige aussi du temps et visiblement, le MBAC en mutation est allé loin très vite. Pour M. Cheff, la consultation doit établir un dialogue. « Il faut que les allochtones écoutent les Autochtones et vice versa. Quand on lit les documents sur la décolonisation, on a l’impression que la discussion ne doit se passer que d’un côté. Il faut que les deux côtés s’écoutent pour établir un vrai dialogue, alors que là, on a l’impression d’un renversement, que tout est autochtonisé. Le Plan stratégique du MBAC ne parle que de ça sans vision englobante.
Je ne vois pas où ça va nous mener. »
Janis Kahentóktha Monture, directrice générale et p.-d.g. de l’Association des musées canadiens (AMC), mise sur plus de représentation de la société telle qu’elle était, telle qu’elle est, telle qu’elle pourrait devenir. « Les musées ont tenté de répondre au manque de diversité en créant des positions adaptées, en conservation ou ailleurs », dit-elle, en élargissant la perspective à partir de la crise et des transformations récentes du MBAC. « On a ensuite constaté que le soutien et la compréhension culturelle de ces enjeux n’étaient pas les mêmes partout dans les organisations. La discrimination et le racisme restent donc un problème systémique à considérer. »
Mme Kahentóktha Monture s’active dans le secteur depuis une vingtaine d’années. Originaire des Six Nations de la rivière Grand, elle a dirigé le Centre culturel Woodland en Ontario. Sa présence à la tête de l’AMC, tout comme la présence d’autres personnes autochtones au conseil d’administration de l’association, ajoute au sentiment de bascule du secteur dans un autre paradigme. Elle cite comme nouvelles balises d’action la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones de 2007 et les documents de sa propre association qui vont dans le sens de la décolonisation du secteur muséal.
La directrice générale et p.-d.g. ajoute que le manque de diversité se reflète aussi dans la programmation, dans ce que préparent les équipes toujours trop uniformes socio ethniquement parlant. « Il y a des efforts [qui ont été faits] et il faudra encore documenter ce problème pour mieux le comprendre. Reste que la manière dont les collections autochtones ont été constituées dans ce pays et leur accès par les communautés doivent aussi être abordés. La réconciliation dans le secteur muséal ne pourra pas se faire sans. Il faudra encore beaucoup de changements pour réussir les transformations nécessaires. »
Elle mentionne aussi que beaucoup des « ressources humaines » du secteur sont épuisées. Le questionnaire cité au début découlait probablement d’une volonté de prendre mieux soin des employés en considérant leurs caractéristiques diversitaires…
La note adressée à tous les employés du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) le 14 avril 2022, signée par Angela J. Cassie, à l’époque vice-présidente à la transformation stratégique et à l’inclusion, demandait de remplir un « sondage sur l’équité » au travail alors qu’achevaient les mesures sanitaires de la pandémie. La lettre expliquait que « les stéréotypes et les biais associés au genre, à la race, au handicap et à l’âge » peuvent engendrer « des avantages pour certains et des désavantages pour d’autres ».
Le Devoir a obtenu un exemplaire du questionnaire (en anglais) avec un petit millier de pages largement caviardées dans le cadre d’une demande d’accès à l’information sur la crise récente de l’établissement. La première question demande d’identifier son genre : homme, femme, bispirituel, non binaire, non conforme, fluide ou autre. La deuxième porte sur l’identité sexuelle de l’employé : hétérosexuel, gai ou lesbienne, bisexuel, pansexuel, asexuel, queer, bispirituel, non spécifié, et on en passe.
Le bout suivant permet d’indiquer la religion de l’employé. Un autre encore concerne sa communauté raciale ou ethnique d’appartenance avec pas moins 18 choix de cases, dont trois catégories asiatiques ; trois pour les Noirs (Africain, Caribéens, Canadien) ; et deux divisions blanches (Europe ou Canada et États-Unis). Le mot d’introduction de Mme Cassie précise que certaines questions ont été empruntées à QuakeLab, firme-conseil sur les questions d’équité et de justice « basée à Ottawa, appartenant à des Noirs ».
La démarche légitime cherchant à comprendre qui a été affecté par les confinements et comment continuer le (télé) travail n’en demeure pas moins révélatrice du virage JEDI (justice, équité, diversité et inclusion) qui s’impose maintenant partout dans ce musée comme dans tant d’autres établissements et institutions culturelles du pays décrit comme postnational par son premier ministre. La mutation en marche laisse ses traces transformatrices partout, dans les rapports woke aux employés woke comme dans la présentation des oeuvres.
« Les musées n’ont pas le choix de changer par ce que la société change », résume Yves Bergeron, professeur de muséologie de l’UQAM. Il explique que pour cette raison, en Europe, où le secteur est un des plus structurés du monde, les musées doivent produire périodiquement un nouveau programme scientifique et culturel pour décrire leurs responsabilités à l’égard de la société,
sur le plan des acquisitions ou de la programmation.
« Autrefois, ces responsabilités reposaient sur un projet culturel, explique le muséologue. Ce n’était même pas d’attirer des visiteurs. Les établissements devaient acquérir et conserver du patrimoine. C’est beaucoup plus que ça, aujourd’hui. Les musées doivent se préoccuper des changements climatiques, de la justice sociale, de la diversité des publics, des demandes de restitution des oeuvres, etc. »
Tout change Sasha Suda, nommée directrice du MBAC en 2019, a fait adopter son propre programme institutionnel, le Plan stratégique 2021-2026, premier du genre pour le plus grand musée canadien. Le plan pour transformer le musée propose de décoloniser et d’autochtoniser les collections, les expositions et les équipes professionnelles. Le nouveau mot d’ordre trilingue (algonquin, anglais et français) annonce : Ankosé -- Everything is connected — Tout est relié.
Tout peut très vite se déliter aussi. Mme Suda a embauché Mme Cassie, puis a démissionné en juin 2022 pour aller diriger le Musée d’art de Philadelphia, qui a triplé son salaire dépassant maintenant le million annuellement. Une quarantaine d’employés (sur environ 300) ont quitté leurs postes ou été renvoyés dans la foulée de la crise, y compris quatre piliers de la conservation et de la direction, dont le conservateur aux arts autochtones et la conservatrice en chef. Mme Cassie, qui assurait la direction par intérim, a démissionné à la mi-juin, au moment de la désignation de Jean-François Bélisle du Musée d’art de Joliette comme nouveau directeur du MBAC.
Avant l’entrevue au Devoir, le professeur Yves Bergeron a relu le Plan stratégique. Le spécialiste a été frappé par le fait que cette feuille de route pourrait s’appliquer à n’importe quel organisme ou secteur culturel au Canada,
une bibliothèque comme une maison de production audiovisuelle.
« C’est très généraliste, dit-il. En même temps, on lit le texte et on ne peut pas être contre sa vertu. On finit sa lecture en se demandant surtout si la mission des musées est encore culturelle. Il n’est pas question de culture dans ce document fondamental. »
Ce problème se généralise dans le secteur. M. Bergeron était au Japon pour la rencontre du Conseil international des musées (ICOM Kyoto 2019) qui a fait prendre le virage de la décolonisation urbi et orbi. « Il n’était plus question de collections ou de culture, mais essentiellement de justice sociale, d’équité, de changements climatiques, dit-il. Tout le monde était d’accord et ce n’était pas un plan pour un secteur censé conserver du patrimoine matériel et immatériel : c’était un plan de société. »
Les musées doivent se préoccuper des changements climatiques, de la justice sociale, de la diversité des publics,
des demandes de restitution des oeuvres, etc.
— Yves Bergeron
Tout doit changerLes musées d’histoire et de société ont pris le virage diversitaire il y a bien des années et souvent sans faire de remous. Le McCord Stewart de Montréal a complètement revu ses rapports avec les Premières Nations (y compris au conseil d’administration) et sa façon de présenter leur patrimoine. En plus, le marché de l’art a peu d’impact sur ces établissements tandis que les riches collectionneurs pèsent lourdement sur le musée d’art où ils déversent leurs collections et acquièrent du capital symbolique.
Le muséologue Michel V. Cheff travaillait comme directeur des projets spéciaux au tournant du siècle au Musée canadien de l’histoire quand cet établissement a réussi sa décolonisation et son autochtonisation partielles. « On a fait la salle des Premiers Peuples avec des représentants de toutes les nations partout au pays, avec d’immenses comités pour les écouter, dit-il. Ça fait partie du nouveau partage de l’autorité dans les musées. Jean-François Bélisle va faire face à ce défi au MBAC. »
Consulter exige aussi du temps et visiblement, le MBAC en mutation est allé loin très vite. Pour M. Cheff, la consultation doit établir un dialogue. « Il faut que les allochtones écoutent les Autochtones et vice versa. Quand on lit les documents sur la décolonisation, on a l’impression que la discussion ne doit se passer que d’un côté. Il faut que les deux côtés s’écoutent pour établir un vrai dialogue, alors que là, on a l’impression d’un renversement, que tout est autochtonisé. Le Plan stratégique du MBAC ne parle que de ça sans vision englobante.
Je ne vois pas où ça va nous mener. »
Janis Kahentóktha Monture, directrice générale et p.-d.g. de l’Association des musées canadiens (AMC), mise sur plus de représentation de la société telle qu’elle était, telle qu’elle est, telle qu’elle pourrait devenir. « Les musées ont tenté de répondre au manque de diversité en créant des positions adaptées, en conservation ou ailleurs », dit-elle, en élargissant la perspective à partir de la crise et des transformations récentes du MBAC. « On a ensuite constaté que le soutien et la compréhension culturelle de ces enjeux n’étaient pas les mêmes partout dans les organisations. La discrimination et le racisme restent donc un problème systémique à considérer. »
Mme Kahentóktha Monture s’active dans le secteur depuis une vingtaine d’années. Originaire des Six Nations de la rivière Grand, elle a dirigé le Centre culturel Woodland en Ontario. Sa présence à la tête de l’AMC, tout comme la présence d’autres personnes autochtones au conseil d’administration de l’association, ajoute au sentiment de bascule du secteur dans un autre paradigme. Elle cite comme nouvelles balises d’action la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones de 2007 et les documents de sa propre association qui vont dans le sens de la décolonisation du secteur muséal.
La directrice générale et p.-d.g. ajoute que le manque de diversité se reflète aussi dans la programmation, dans ce que préparent les équipes toujours trop uniformes socio ethniquement parlant. « Il y a des efforts [qui ont été faits] et il faudra encore documenter ce problème pour mieux le comprendre. Reste que la manière dont les collections autochtones ont été constituées dans ce pays et leur accès par les communautés doivent aussi être abordés. La réconciliation dans le secteur muséal ne pourra pas se faire sans. Il faudra encore beaucoup de changements pour réussir les transformations nécessaires. »
Elle mentionne aussi que beaucoup des « ressources humaines » du secteur sont épuisées. Le questionnaire cité au début découlait probablement d’une volonté de prendre mieux soin des employés en considérant leurs caractéristiques diversitaires…