Décision majeure de la Cour supérieure en matière de profilage racial
Joseph-Christopher Luamba est à l’origine de ce recours. Le Montréalais s’était adressé à la Cour supérieure dans l’espoir de faire déclarer inconstitutionnelles les interpellations aléatoires des automobilistes par les policiers.
Décision majeure en matière de profilage racial : la Cour supérieure ordonne la fin des interceptions sans motif réel des automobilistes. Ce pouvoir arbitraire sert pour certains policiers de « sauf-conduit de profilage racial à l’encontre de la communauté noire », conclut le juge.
« Le profilage racial existe bel et bien. Ce n’est pas une abstraction construite en laboratoire. Ce n’est pas une vue de l’esprit. Elle se manifeste en particulier auprès des conducteurs noirs de véhicules automobiles. Les droits garantis par la Charte ne peuvent être laissés plus longtemps à la remorque d’un improbable moment d’épiphanie des forces policières », assène le juge Michel Yergeau dans une décision-fleuve de 170 pages rendue publique mardi.
Le juge Yergeau a ainsi déclaré que la règle de droit et les dispositions législatives autorisant les interceptions routières sans motif réel violaient les droits des citoyens en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. Pour éviter de « forcer » un changement trop rapide, le juge permet cependant un délai de six mois dans l’application de sa décision.
« On ne peut pas comme société attendre qu’une partie de la population continue de souffrir en silence dans l’espoir qu’une règle de droit reçoive enfin de la part des services de police une application qui respecte les droits fondamentaux
garantis par la Charte canadienne », soutient le juge.
Le magistrat précise cependant que son jugement n’est ni un rapport de commission d’enquête sur le racisme systématique, ni une étude de toutes les formes de racisme au sein des forces policières. « Le profilage racial peut s’inviter sournoisement dans la pratique policière sans que les policiers en général soient animés de valeurs racistes », nuance aussi le juge.
Un jeune homme noir de 22 ans, Joseph-Christopher Luamba, est à l’origine de cette décision majeure. Le Montréalais s’était adressé à la Cour supérieure dans l’espoir de faire déclarer inconstitutionnelles les interpellations aléatoires des automobilistes par les policiers.
L’étudiant d’origine congolaise a en effet été interpellé sans aucun motif à trois reprises en seulement un an entre 2019 et 2020, relate le juge. D’autres personnes noires ont témoigné au procès avoir été interceptées de la même façon alors qu’elles étaient au volant. L’expression « driving while black » [conduire en étant Noir] « traduit bien cette réalité », écrit le juge.
« Pour banales qu’elles puissent paraître, ces interceptions routières se révèlent intolérables aux intéressés puisqu’elles reposent sur des apparences et des préjugés plus ou moins conscients associés à la couleur de leur peau plutôt
que sur un objectif de sécurité routière », insiste le juge.
30 ans plus tardIl n’y a pas de loi à proprement dit qui permet à un policier d’intercepter une personne sans motif. Ce pouvoir émane essentiellement de deux décisions de la Cour suprême rendues il y a une trentaine d’années. Le plus haut tribunal du pays avait alors conclu dans l’arrêt Ladouceur – partagé à 5 contre 4 – que les interpellations au hasard pouvaient se justifier en vertu de la Charte compte tenu du nombre d’accidents de la route causés par les facultés affaiblies.
Or, les choses ont changé en 30 ans. Le profilage racial est un « fait social important nouveau » qui était inconnu de la Cour suprême au moment d’élargir les pouvoirs policiers, bien que la minorité l’eût anticipé, explique le juge Yergeau. Ainsi, l’arrêt Ladouceur mène à une « impasse » en matière de profilage racial.
« Le pouvoir discrétionnaire de priver momentanément un citoyen de sa liberté dans ce cadre est le plus arbitraire et le moins filtré qui soit. Ramené à sa plus simple expression, il ne repose que sur l’intuition puisqu’il n’exige ni motif réel ni soupçon. Il est le produit d’un processus mental insondable. […] Le profilage racial s’exerce ainsi de façon insidieuse, sans que le policier ne soit pour autant mû par des valeurs racistes », analyse le juge.
Malgré la récente prise en main du problème du profilage racial par les services de police, il est raisonnable de penser que ce « changement de culture » prendra au moins une génération complète avant de faire du profilage racial dans le cadre des interceptions routières sans motif réel « le souvenir amer d’un passé révolu », soutient le juge.
« Il ne faut pas se bercer d’illusions », conclut le juge. Sa décision ne mettra pas fin du jour au lendemain et « par enchantement au profilage racial ». « Avec le temps, la société ne s’en portera que mieux », termine-t-il, sur une note d’espoir.
Un projet mort au feuilletonEn décembre 2021, Geneviève Guilbault, ministre de la Sécurité publique à l’époque, avait déposé un projet de loi sur la police visant entre autres à ce que Québec établisse des « lignes directrices (pouvant) porter notamment sur l’absence de discrimination dans les activités policières ». Ce texte législatif n’a toutefois jamais été étudié par l’Assemblée nationale. Il est donc mort au feuilleton lors de la dissolution de la Chambre et du déclenchement des élections générales.
Cette disposition du projet de loi de Mme Guilbault se voulait une réponse à une recommandation du Groupe d’action contre le racisme que le premier ministre François Legault avait créé en juin 2020 dans la foulée de la mort de l’Américain George Floyd. Dans son rapport déposé en décembre 2020, le groupe d’action, composé de trois ministres et de quatre députés caquistes, demandait de « mettre fin aux cas de discrimination policière ».
« Malgré tous les efforts entrepris, les questions du profilage racial lors des interpellations policières et des violences policières liées au racisme semblent toujours présentes et continuent de soulever beaucoup de réactions dans les milieux qui en sont victimes », peut-on lire dans le rapport. Il ajoutait qu’il faut « rendre obligatoire l’interdiction des interpellations policières aléatoires ».
« Le ministère de la Sécurité publique a adopté une pratique policière interdisant les interpellations policières aléatoires, explique-t-on dans le document. Cette pratique prohibe toutes les interpellations fondées sur la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale, la religion et la condition sociale. Autrement dit, pour qu’une interpellation ait lieu, il faut un motif clair de la part des forces de l’ordre. Cette pratique n’a pas force de loi. Le Groupe d’action recommande qu’elle soit rendue obligatoire, en l’intégrant dans le code déontologique des policiers. Il sera ainsi possible de sanctionner en déontologie ou en discipline un policier qui ne la respecterait pas. Cette mesure permettra de réduire considérablement le profilage racial, voire de l’éliminer. »
L’un des membres du groupe d’action était Christopher Skeete, aujourd’hui ministre responsable de la Lutte contre le racisme. Le nouveau ministre de la Sécurité publique est François Bonnardel.
Lui-même victime de profilage racial de la part du Service de police de la Ville de Repentigny lorsqu’il a été intercepté au volant de sa BMW en 2017, François Ducas s’est réjoui mardi de la décision rendue en Cour supérieure. Même si l’enseignant avait reçu une compensation pour dommages moraux après avoir porté sa cause devant le Tribunal des droits de la personne, il confie ne pas avoir réussi à tourner complètement la page jusqu’ici. « J’étais convaincu que rien n’allait changer, mais là, j’ai espoir qu’il va y avoir un vrai changement, pour les jeunes, pour mes enfants, qui n’auront pas à vivre ce que j’ai vécu », a-t-il indiqué mardi soir.
La Ligue des Noirs du Québec a félicité mardi le juge Yergeau pour cette décision « historique ». « C’est majeur, c’est une première dans l’histoire canadienne et québécoise, s’est exclamé son président, Max Stanley Bazin. Il fallait que les choses changent, un coup de pied devait être donné dans la fourmilière pour dénoncer l’inégalité des interventions routières. » L’organisme a intenté un recours collectif de 171 millions contre le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) pour profilage racial, une cause qui devrait être entendue dans la prochaine année, indique M. Stanley Bazin. À la lumière du jugement rendu mardi, « ça regarde très bien », estime-t-il.
Le directeur général du Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR), Fo Niemi, s’est également réjoui de cette « très grande victoire pour la lutte au profilage racial ». La suite des choses, à savoir si les gouvernements du Québec et du Canada porteront la cause en appel, en dira long, selon lui, sur leurs intentions de vraiment s’attaquer à cet enjeu. « Ce sera un test très, très important pour le gouvernement du Québec envers son engagement de lutter contre le profilage racial. Souvent, les interventions policières mènent à une escalade et ça vise surtout les hommes noirs. On connaît trop de cas, malheureusement », explique Fo Niemi.
Décision majeure en matière de profilage racial : la Cour supérieure ordonne la fin des interceptions sans motif réel des automobilistes. Ce pouvoir arbitraire sert pour certains policiers de « sauf-conduit de profilage racial à l’encontre de la communauté noire », conclut le juge.
« Le profilage racial existe bel et bien. Ce n’est pas une abstraction construite en laboratoire. Ce n’est pas une vue de l’esprit. Elle se manifeste en particulier auprès des conducteurs noirs de véhicules automobiles. Les droits garantis par la Charte ne peuvent être laissés plus longtemps à la remorque d’un improbable moment d’épiphanie des forces policières », assène le juge Michel Yergeau dans une décision-fleuve de 170 pages rendue publique mardi.
Le juge Yergeau a ainsi déclaré que la règle de droit et les dispositions législatives autorisant les interceptions routières sans motif réel violaient les droits des citoyens en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. Pour éviter de « forcer » un changement trop rapide, le juge permet cependant un délai de six mois dans l’application de sa décision.
« On ne peut pas comme société attendre qu’une partie de la population continue de souffrir en silence dans l’espoir qu’une règle de droit reçoive enfin de la part des services de police une application qui respecte les droits fondamentaux
garantis par la Charte canadienne », soutient le juge.
Le magistrat précise cependant que son jugement n’est ni un rapport de commission d’enquête sur le racisme systématique, ni une étude de toutes les formes de racisme au sein des forces policières. « Le profilage racial peut s’inviter sournoisement dans la pratique policière sans que les policiers en général soient animés de valeurs racistes », nuance aussi le juge.
Un jeune homme noir de 22 ans, Joseph-Christopher Luamba, est à l’origine de cette décision majeure. Le Montréalais s’était adressé à la Cour supérieure dans l’espoir de faire déclarer inconstitutionnelles les interpellations aléatoires des automobilistes par les policiers.
L’étudiant d’origine congolaise a en effet été interpellé sans aucun motif à trois reprises en seulement un an entre 2019 et 2020, relate le juge. D’autres personnes noires ont témoigné au procès avoir été interceptées de la même façon alors qu’elles étaient au volant. L’expression « driving while black » [conduire en étant Noir] « traduit bien cette réalité », écrit le juge.
« Pour banales qu’elles puissent paraître, ces interceptions routières se révèlent intolérables aux intéressés puisqu’elles reposent sur des apparences et des préjugés plus ou moins conscients associés à la couleur de leur peau plutôt
que sur un objectif de sécurité routière », insiste le juge.
30 ans plus tardIl n’y a pas de loi à proprement dit qui permet à un policier d’intercepter une personne sans motif. Ce pouvoir émane essentiellement de deux décisions de la Cour suprême rendues il y a une trentaine d’années. Le plus haut tribunal du pays avait alors conclu dans l’arrêt Ladouceur – partagé à 5 contre 4 – que les interpellations au hasard pouvaient se justifier en vertu de la Charte compte tenu du nombre d’accidents de la route causés par les facultés affaiblies.
Or, les choses ont changé en 30 ans. Le profilage racial est un « fait social important nouveau » qui était inconnu de la Cour suprême au moment d’élargir les pouvoirs policiers, bien que la minorité l’eût anticipé, explique le juge Yergeau. Ainsi, l’arrêt Ladouceur mène à une « impasse » en matière de profilage racial.
« Le pouvoir discrétionnaire de priver momentanément un citoyen de sa liberté dans ce cadre est le plus arbitraire et le moins filtré qui soit. Ramené à sa plus simple expression, il ne repose que sur l’intuition puisqu’il n’exige ni motif réel ni soupçon. Il est le produit d’un processus mental insondable. […] Le profilage racial s’exerce ainsi de façon insidieuse, sans que le policier ne soit pour autant mû par des valeurs racistes », analyse le juge.
Malgré la récente prise en main du problème du profilage racial par les services de police, il est raisonnable de penser que ce « changement de culture » prendra au moins une génération complète avant de faire du profilage racial dans le cadre des interceptions routières sans motif réel « le souvenir amer d’un passé révolu », soutient le juge.
« Il ne faut pas se bercer d’illusions », conclut le juge. Sa décision ne mettra pas fin du jour au lendemain et « par enchantement au profilage racial ». « Avec le temps, la société ne s’en portera que mieux », termine-t-il, sur une note d’espoir.
Un projet mort au feuilletonEn décembre 2021, Geneviève Guilbault, ministre de la Sécurité publique à l’époque, avait déposé un projet de loi sur la police visant entre autres à ce que Québec établisse des « lignes directrices (pouvant) porter notamment sur l’absence de discrimination dans les activités policières ». Ce texte législatif n’a toutefois jamais été étudié par l’Assemblée nationale. Il est donc mort au feuilleton lors de la dissolution de la Chambre et du déclenchement des élections générales.
Cette disposition du projet de loi de Mme Guilbault se voulait une réponse à une recommandation du Groupe d’action contre le racisme que le premier ministre François Legault avait créé en juin 2020 dans la foulée de la mort de l’Américain George Floyd. Dans son rapport déposé en décembre 2020, le groupe d’action, composé de trois ministres et de quatre députés caquistes, demandait de « mettre fin aux cas de discrimination policière ».
« Malgré tous les efforts entrepris, les questions du profilage racial lors des interpellations policières et des violences policières liées au racisme semblent toujours présentes et continuent de soulever beaucoup de réactions dans les milieux qui en sont victimes », peut-on lire dans le rapport. Il ajoutait qu’il faut « rendre obligatoire l’interdiction des interpellations policières aléatoires ».
« Le ministère de la Sécurité publique a adopté une pratique policière interdisant les interpellations policières aléatoires, explique-t-on dans le document. Cette pratique prohibe toutes les interpellations fondées sur la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale, la religion et la condition sociale. Autrement dit, pour qu’une interpellation ait lieu, il faut un motif clair de la part des forces de l’ordre. Cette pratique n’a pas force de loi. Le Groupe d’action recommande qu’elle soit rendue obligatoire, en l’intégrant dans le code déontologique des policiers. Il sera ainsi possible de sanctionner en déontologie ou en discipline un policier qui ne la respecterait pas. Cette mesure permettra de réduire considérablement le profilage racial, voire de l’éliminer. »
L’un des membres du groupe d’action était Christopher Skeete, aujourd’hui ministre responsable de la Lutte contre le racisme. Le nouveau ministre de la Sécurité publique est François Bonnardel.
Lui-même victime de profilage racial de la part du Service de police de la Ville de Repentigny lorsqu’il a été intercepté au volant de sa BMW en 2017, François Ducas s’est réjoui mardi de la décision rendue en Cour supérieure. Même si l’enseignant avait reçu une compensation pour dommages moraux après avoir porté sa cause devant le Tribunal des droits de la personne, il confie ne pas avoir réussi à tourner complètement la page jusqu’ici. « J’étais convaincu que rien n’allait changer, mais là, j’ai espoir qu’il va y avoir un vrai changement, pour les jeunes, pour mes enfants, qui n’auront pas à vivre ce que j’ai vécu », a-t-il indiqué mardi soir.
La Ligue des Noirs du Québec a félicité mardi le juge Yergeau pour cette décision « historique ». « C’est majeur, c’est une première dans l’histoire canadienne et québécoise, s’est exclamé son président, Max Stanley Bazin. Il fallait que les choses changent, un coup de pied devait être donné dans la fourmilière pour dénoncer l’inégalité des interventions routières. » L’organisme a intenté un recours collectif de 171 millions contre le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) pour profilage racial, une cause qui devrait être entendue dans la prochaine année, indique M. Stanley Bazin. À la lumière du jugement rendu mardi, « ça regarde très bien », estime-t-il.
Le directeur général du Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR), Fo Niemi, s’est également réjoui de cette « très grande victoire pour la lutte au profilage racial ». La suite des choses, à savoir si les gouvernements du Québec et du Canada porteront la cause en appel, en dira long, selon lui, sur leurs intentions de vraiment s’attaquer à cet enjeu. « Ce sera un test très, très important pour le gouvernement du Québec envers son engagement de lutter contre le profilage racial. Souvent, les interventions policières mènent à une escalade et ça vise surtout les hommes noirs. On connaît trop de cas, malheureusement », explique Fo Niemi.
LOUIS-SAMUEL PERRON
LA PRESSE
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