Quand l’État fait vœu de pauvreté
Alors que le gouvernement caquiste s’apprête à faire adopter une loi sur la laïcité de l’État, un nouveau décompte permet de mesurer l’ampleur des soutiens sonnants et trébuchants accordés au Québec par les différents ordres de gouvernement aux religions et aux organismes religieux.
Les avantages consentis totalisent des centaines de millions de dollars chaque année rien qu’au Québec et des milliards pour l’ensemble du Canada. Le soutien prend la forme d’impôts et de taxes non perçus, de déductions fiscales pour les dons, mais aussi de remboursement des taxes de vente ou de subventions directes, par exemple pour l’entretien de bâtiments ou pour les écoles confessionnelles.
La proposition de loi québécoise sur la laïcité n’aborde pas la question des avantages fiscaux aux religions.
Le projet de loi 21 se concentre sur l’interdiction des signes religieux pour les représentants de l’État.
« Est-il légitime, dans une démocratie libérale, et à la lumière du principe de neutralité de l’État en matière de religion, que l’État finance des organisations religieuses, ou la religion, plus globalement ? », demande le professeur de droit de la fiscalité Luc Grenon, de l’Université de Sherbrooke, rare spécialiste du problème. « Cette question est nécessaire au-delà de tous les bienfaits que certains lui attribuent. La religion demeure, dans son essence, une question de doctrine basée sur des croyances personnelles inconnaissables ».
1,56 milliard
C’est le manque à gagner en 2007 du gouvernement fédéral en raison du statut fiscal particulier de la religion, tel que calculé par Luc Grenon, professeur de droit de la fiscalité. La somme ne tient pas compte des pertes fiscales des provinces et des municipalités.
La question a été abordée au cours de la dernière année et demie au Canada par le Comité spécial du Sénat sur le secteur de la bienfaisance. Plus de 150 témoins ont été entendus depuis janvier 2018 et environ 80 mémoires ont été déposés.
Plus de 700 organismes ont répondu aux questionnaires en ligne.
« Le monde a changé, mais ce secteur [de la bienfaisance] continue d’être régi par un régime réglementaire et légal qui est complètement dépassé », dit la sénatrice de l’Ontario Ratna Omidvar, vice-présidente du Comité, qui remettra son rapport à la fin du mois de juin. « La modernisation de ce régime est importante pour assurer la force et la prospérité de ce secteur. »
Bienfaisance
Une des clés de voûte de l’architecture de soutien fiscal se concentre dans le statut d’organisme de bienfaisance enregistré (OBE).
L’Agence du revenu du Canada (ARC) accorde la précieuse reconnaissance.
Le statut permet d’être exempté de l’impôt, de délivrer des reçus pour dons de bienfaisance (aux individus ou aux compagnies) et de se faire rembourser une partie des taxes à la consommation (TVQ et TPS).
L’agence fédérale cite quatre fins de bienfaisance : le soulagement à la pauvreté ; l’avancement de l’éducation ; l’avancement de la religion ; et « toutes autres fins bénéfiques pour la collectivité », comme la recherche ou la protection de l’environnement. Au Canada comme au Québec, l’État soutient les organismes dont le principal objectif, et, souvent, la seule et unique raison d’être, est de travailler à « l’avancement de la religion ».
Au total, en date de la fin mai 2019, la banque de données de l’ARC rassemble 32 782 OBE au Canada et 4330 au Québec de cette catégorie prosélyte.
Au Québec, le christianisme remporte la part du lion avec 3045 enregistrements suivis par le judaïsme (123) et l’islam (50).
Le coût de la mesure est estimé à 3,1 milliards en 2019 pour l’ensemble du secteur de la bienfaisance (et non seulement du secteur religieux) par le ministère des Finances du Canada, selon une présentation faite le mois dernier devant un comité sénatorial étudiant le secteur de la bienfaisance au pays. Le professeur Grenon a calculé qu’en 2007, une partie de la dépense fiscale pour la religion
en particulier s’élevait à 1,56 milliard de dollars pour le fédéral seulement.
En 2013, 49 % des dons effectués par les Canadiens âgés de 65 ans et plus étaient consentis à des organismes religieux ;
cette proportion était de 38 % pour les moins de 65 ans.
La basilique Sainte-Anne-de-Beaupré près de Québec est enregistrée comme organisme de bienfaisance parce que le site de pèlerinage œuvre à l’avancement de la religion. Il ne déclare aucune activité charitable, ou n’offre aucune aide pour soulager la pauvreté, par exemple.
Cet OBE a accumulé près de 13 millions de dollars de revenus en 2017, dont 1,2 million en dons avec reçu de charité et 8,2 millions en dons autres, mais sans reçu pour déductions fiscales. Dans ce cas, il s’agit surtout de gains générés par les collectes auprès de groupes
de visiteurs qui ne demandent pas de reçus en retour.
« Je n’apporte pas nécessairement de l’aide pour de la nourriture, dit le père Pierre Bélisle, administrateur de la basilique. Je suis plus à un niveau d’accompagnement, de réconfort, de proximité, d’écoute, etc. Les gens viennent se recueillir et se ressourcer au sanctuaire. […] C’est reconnu par l’État. Mais enlevez le sanctuaire et les gens vont passer sur la 138 sans s’arrêter.
Il y a des retombées pour tout le monde, avec des visiteurs du monde entier. »
Le provincial n’a pas de leadership dans ce dossier : il suit le fédéral. « Les OBE dont l’enregistrement est accordé par l’ARC sont réputés enregistrés auprès de Revenu Québec, sans aucune formalité à remplir, explique par courriel Geneviève Laurier, chef d’équipe des relations publiques de Revenu Québec. Puisque la législation fiscale québécoise est harmonisée avec celle du fédéral dans le secteur des OBE, les entités qui répondent aux critères pour se qualifier à titre d’OBE ont le même traitement fiscal au fédéral et au Québec. »
Taxes
Au Québec, d’après la plus récente estimation disponible, les montants de taxes municipales et scolaires non perçus s’élèvent à 182,3 millions, soit 20,1 millions pour les taxes scolaires et 162,2 millions pour les taxes municipales
a dévoilé au Devoir le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation.
L’article 204 de la Loi sur la fiscalité municipale prévoit l’exemption de toute taxe foncière des immeubles de la catégorie des lieux de culte, presbytères et propriétés des institutions religieuses utilisées pour des activités religieuses ou charitables. Les municipalités peuvent par contre exiger des compensations pour des services rendus (la collecte des déchets, par exemple).
« La laïcité n’est pas encore arrivée dans le domaine de la fiscalité municipale, résume la professeure Danielle Pilette de l’UQAM, spécialisée en gestion et fiscalité municipale. On se retrouve avec une situation où on parle de laïcité, mais où on continue d’accorder un régime particulier sans compensation pour les communautés religieuses. Si le gouvernement du Québec est cohérent en préconisant la laïcité, pourquoi ce n’est pas lui qui accorde l’exemption — ce qui l’amènerait peut-être à être plus restrictif dans l’octroi du statut —, mais aussi une compensation aux municipalités, comme ça se fait déjà pour les écoles, les collèges, les universités et les établissements de santé. »
Montréal
À elle seule, la Ville de Montréal exempte actuellement 737 immeubles dans la catégorie des lieux de culte et 272 immeubles appartenant à des communautés religieuses sur son territoire. Ce nombre demeure « plutôt stable », indique la municipalité.
La valeur foncière totale de ces immeubles exemptés (du moins en partie) est de plus de 2,2 milliards de dollars sur un rôle total de 280 milliards, ce qui représente 0,8 % de la valeur totale des immeubles inscrits.
La Ville refuse de calculer le montant des taxes non collectées, « car ces immeubles sont précisément exempts de taxes municipales ou foncières en vertu de la loi », dit une réponse écrite fournie par le chargé de communication Gonzalo Nunez.
Une évaluation des exemptions pour l’ensemble de l’île de Montréal a été présentée à l’occasion d’un colloque du Mouvement laïque québécois l’an dernier. En octobre 2017, selon ces calculs qui ont nécessité plus de deux ans de patients travaux, la valeur des lieux de culte s’établissait à 3,1 milliards sur toute l’île de Montréal. Le manque à gagner en taxes municipales et scolaires dépassait alors les 110 millions de dollars.
« Pour l’instant, on ne peut pas blinder les chiffres, dit le professeur de droit fiscal Luc Grenon. Que ce soit 600 millions ou 1,4 milliard pour Montréal, au bout du compte, ça fait beaucoup, beaucoup d’argent. Le chiffre donne une idée de la pertinence du problème. Les chiffres peuvent aider à construire une préoccupation dans l’esprit des gens, faire en sorte qu’ils se questionnent. Mais le montant exact, pour moi
puisque nous ne sommes capables que de faire des estimations, ce n’est pas l’essentiel. »
Marlene Cordato, mairesse de Boisbriand — une municipalité en conflit avec une communauté juive hassidique établie sur son territoire au sujet du paiement des taxes municipales — croit que Québec devrait réévaluer ces exemptions « à la saveur de 2019 ». « Il faut prendre en compte les enjeux financiers des communautés religieuses, mais aussi ceux des municipalités (qui se financent uniquement par le biais de la taxe foncière). Parce qu’actuellement, la facture est simplement distribuée de façon plus importante aux autres payeurs de taxes. »
Avec la fin de l’étude du projet de loi 21 sur la laïcité de l’État, Le Devoir en profite pour faire le point
sur les avantages fiscaux consentis aux religions. Cette série se poursuit demain et samedi.
Les avantages consentis totalisent des centaines de millions de dollars chaque année rien qu’au Québec et des milliards pour l’ensemble du Canada. Le soutien prend la forme d’impôts et de taxes non perçus, de déductions fiscales pour les dons, mais aussi de remboursement des taxes de vente ou de subventions directes, par exemple pour l’entretien de bâtiments ou pour les écoles confessionnelles.
La proposition de loi québécoise sur la laïcité n’aborde pas la question des avantages fiscaux aux religions.
Le projet de loi 21 se concentre sur l’interdiction des signes religieux pour les représentants de l’État.
« Est-il légitime, dans une démocratie libérale, et à la lumière du principe de neutralité de l’État en matière de religion, que l’État finance des organisations religieuses, ou la religion, plus globalement ? », demande le professeur de droit de la fiscalité Luc Grenon, de l’Université de Sherbrooke, rare spécialiste du problème. « Cette question est nécessaire au-delà de tous les bienfaits que certains lui attribuent. La religion demeure, dans son essence, une question de doctrine basée sur des croyances personnelles inconnaissables ».
1,56 milliard
C’est le manque à gagner en 2007 du gouvernement fédéral en raison du statut fiscal particulier de la religion, tel que calculé par Luc Grenon, professeur de droit de la fiscalité. La somme ne tient pas compte des pertes fiscales des provinces et des municipalités.
La question a été abordée au cours de la dernière année et demie au Canada par le Comité spécial du Sénat sur le secteur de la bienfaisance. Plus de 150 témoins ont été entendus depuis janvier 2018 et environ 80 mémoires ont été déposés.
Plus de 700 organismes ont répondu aux questionnaires en ligne.
« Le monde a changé, mais ce secteur [de la bienfaisance] continue d’être régi par un régime réglementaire et légal qui est complètement dépassé », dit la sénatrice de l’Ontario Ratna Omidvar, vice-présidente du Comité, qui remettra son rapport à la fin du mois de juin. « La modernisation de ce régime est importante pour assurer la force et la prospérité de ce secteur. »
Bienfaisance
Une des clés de voûte de l’architecture de soutien fiscal se concentre dans le statut d’organisme de bienfaisance enregistré (OBE).
L’Agence du revenu du Canada (ARC) accorde la précieuse reconnaissance.
Le statut permet d’être exempté de l’impôt, de délivrer des reçus pour dons de bienfaisance (aux individus ou aux compagnies) et de se faire rembourser une partie des taxes à la consommation (TVQ et TPS).
L’agence fédérale cite quatre fins de bienfaisance : le soulagement à la pauvreté ; l’avancement de l’éducation ; l’avancement de la religion ; et « toutes autres fins bénéfiques pour la collectivité », comme la recherche ou la protection de l’environnement. Au Canada comme au Québec, l’État soutient les organismes dont le principal objectif, et, souvent, la seule et unique raison d’être, est de travailler à « l’avancement de la religion ».
Au total, en date de la fin mai 2019, la banque de données de l’ARC rassemble 32 782 OBE au Canada et 4330 au Québec de cette catégorie prosélyte.
Au Québec, le christianisme remporte la part du lion avec 3045 enregistrements suivis par le judaïsme (123) et l’islam (50).
Le coût de la mesure est estimé à 3,1 milliards en 2019 pour l’ensemble du secteur de la bienfaisance (et non seulement du secteur religieux) par le ministère des Finances du Canada, selon une présentation faite le mois dernier devant un comité sénatorial étudiant le secteur de la bienfaisance au pays. Le professeur Grenon a calculé qu’en 2007, une partie de la dépense fiscale pour la religion
en particulier s’élevait à 1,56 milliard de dollars pour le fédéral seulement.
En 2013, 49 % des dons effectués par les Canadiens âgés de 65 ans et plus étaient consentis à des organismes religieux ;
cette proportion était de 38 % pour les moins de 65 ans.
La basilique Sainte-Anne-de-Beaupré près de Québec est enregistrée comme organisme de bienfaisance parce que le site de pèlerinage œuvre à l’avancement de la religion. Il ne déclare aucune activité charitable, ou n’offre aucune aide pour soulager la pauvreté, par exemple.
Cet OBE a accumulé près de 13 millions de dollars de revenus en 2017, dont 1,2 million en dons avec reçu de charité et 8,2 millions en dons autres, mais sans reçu pour déductions fiscales. Dans ce cas, il s’agit surtout de gains générés par les collectes auprès de groupes
de visiteurs qui ne demandent pas de reçus en retour.
« Je n’apporte pas nécessairement de l’aide pour de la nourriture, dit le père Pierre Bélisle, administrateur de la basilique. Je suis plus à un niveau d’accompagnement, de réconfort, de proximité, d’écoute, etc. Les gens viennent se recueillir et se ressourcer au sanctuaire. […] C’est reconnu par l’État. Mais enlevez le sanctuaire et les gens vont passer sur la 138 sans s’arrêter.
Il y a des retombées pour tout le monde, avec des visiteurs du monde entier. »
Le provincial n’a pas de leadership dans ce dossier : il suit le fédéral. « Les OBE dont l’enregistrement est accordé par l’ARC sont réputés enregistrés auprès de Revenu Québec, sans aucune formalité à remplir, explique par courriel Geneviève Laurier, chef d’équipe des relations publiques de Revenu Québec. Puisque la législation fiscale québécoise est harmonisée avec celle du fédéral dans le secteur des OBE, les entités qui répondent aux critères pour se qualifier à titre d’OBE ont le même traitement fiscal au fédéral et au Québec. »
Taxes
Au Québec, d’après la plus récente estimation disponible, les montants de taxes municipales et scolaires non perçus s’élèvent à 182,3 millions, soit 20,1 millions pour les taxes scolaires et 162,2 millions pour les taxes municipales
a dévoilé au Devoir le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation.
L’article 204 de la Loi sur la fiscalité municipale prévoit l’exemption de toute taxe foncière des immeubles de la catégorie des lieux de culte, presbytères et propriétés des institutions religieuses utilisées pour des activités religieuses ou charitables. Les municipalités peuvent par contre exiger des compensations pour des services rendus (la collecte des déchets, par exemple).
« La laïcité n’est pas encore arrivée dans le domaine de la fiscalité municipale, résume la professeure Danielle Pilette de l’UQAM, spécialisée en gestion et fiscalité municipale. On se retrouve avec une situation où on parle de laïcité, mais où on continue d’accorder un régime particulier sans compensation pour les communautés religieuses. Si le gouvernement du Québec est cohérent en préconisant la laïcité, pourquoi ce n’est pas lui qui accorde l’exemption — ce qui l’amènerait peut-être à être plus restrictif dans l’octroi du statut —, mais aussi une compensation aux municipalités, comme ça se fait déjà pour les écoles, les collèges, les universités et les établissements de santé. »
Montréal
À elle seule, la Ville de Montréal exempte actuellement 737 immeubles dans la catégorie des lieux de culte et 272 immeubles appartenant à des communautés religieuses sur son territoire. Ce nombre demeure « plutôt stable », indique la municipalité.
La valeur foncière totale de ces immeubles exemptés (du moins en partie) est de plus de 2,2 milliards de dollars sur un rôle total de 280 milliards, ce qui représente 0,8 % de la valeur totale des immeubles inscrits.
La Ville refuse de calculer le montant des taxes non collectées, « car ces immeubles sont précisément exempts de taxes municipales ou foncières en vertu de la loi », dit une réponse écrite fournie par le chargé de communication Gonzalo Nunez.
Une évaluation des exemptions pour l’ensemble de l’île de Montréal a été présentée à l’occasion d’un colloque du Mouvement laïque québécois l’an dernier. En octobre 2017, selon ces calculs qui ont nécessité plus de deux ans de patients travaux, la valeur des lieux de culte s’établissait à 3,1 milliards sur toute l’île de Montréal. Le manque à gagner en taxes municipales et scolaires dépassait alors les 110 millions de dollars.
« Pour l’instant, on ne peut pas blinder les chiffres, dit le professeur de droit fiscal Luc Grenon. Que ce soit 600 millions ou 1,4 milliard pour Montréal, au bout du compte, ça fait beaucoup, beaucoup d’argent. Le chiffre donne une idée de la pertinence du problème. Les chiffres peuvent aider à construire une préoccupation dans l’esprit des gens, faire en sorte qu’ils se questionnent. Mais le montant exact, pour moi
puisque nous ne sommes capables que de faire des estimations, ce n’est pas l’essentiel. »
Marlene Cordato, mairesse de Boisbriand — une municipalité en conflit avec une communauté juive hassidique établie sur son territoire au sujet du paiement des taxes municipales — croit que Québec devrait réévaluer ces exemptions « à la saveur de 2019 ». « Il faut prendre en compte les enjeux financiers des communautés religieuses, mais aussi ceux des municipalités (qui se financent uniquement par le biais de la taxe foncière). Parce qu’actuellement, la facture est simplement distribuée de façon plus importante aux autres payeurs de taxes. »
Avec la fin de l’étude du projet de loi 21 sur la laïcité de l’État, Le Devoir en profite pour faire le point
sur les avantages fiscaux consentis aux religions. Cette série se poursuit demain et samedi.